Nos jours, absolument, doivent être illuminés. Un entretien d'Alain Brossat avec Jean-Gabriel Périot

 

Dans l'entretien qu'on va lire, Alain Brossat, professeur de philosophie et auteur de Pour en finir avec la prison (La Fabrique, 2001), interroge Jean-Gabriel Périot, cinéaste, à propos de deux projets que ce dernier a récemment menés à bien : le 28 mai 2011, des détenus chantent, à son initiative, depuis l'intérieur de la maison d'arrêt d'Orléans pour le public venu les écouter de l'autre côté du mur, et qui est filmé, les écoutant; le film s'intitule Nos jours, absolument, doivent être illuminés. Quelques mois plus tard, Jean-Gabriel Périot réalise un deuxième film à l'intérieur de la même maison d'arrêt, Le jour a vaincu la nuit, dans lequel des détenu(e)s racontent des rêves qu'ils ont faits en prison.

Ces deux films abordent par un biais critique la question de la place de la culture en prison et c'est de cela que s'entretiennent nos deux invités.

 

Alain Brossat: Cher Jean-Gabriel, le 28 mai 2011, des détenus ont chanté des chansons appartenant au registre populaire contemporain (ou plus ancien) et toi, tu as filmé le public venu les écouter à l 'extérieur, de l'autre côté du mur. As-tu été à l'initiative de ce projet, comment a-t-il pris forme?

J'ai été invité en 2011 par une association d 'art contemporain en espace public à venir créer un projet à Orléans. Je n'ai accepté ce projet que pour l'opportunité de venir faire un projet à la maison d'arrêt, le seul endroit que je connaissais dans cette ville.

Quelques années auparavant, j'y avais été invité pour présenter un de mes films aux détenus et j'avais détesté l'expérience. Je m'étais rendu compte que je ne pouvais pas aller en prison devant des détenus comme j'allais devant des classes de lycéens ou devant un public de cinéma. Qu'il ne pouvait y avoir d 'échanges qu'en prenant le temps... Je m'étais juré de revenir un jour dans cette maison d'arrêt, et d'y rester. Ce que m'a permis cette invitation. La «contrainte» de l'espace public m'a très vite intéressé... Comment inscrire la prison dans la ville ? Comment créer un échange entre les détenus, cachés derrière des murs, et ceux de l'extérieur - ou plutôt, comment transmettre quelque chose qui est donné par les détenus à ceux de l'extérieur (sans retour possible) ? L'idée d 'organiser un concert mené par un chœur de détenus est venue très vite, car la musique est, pour moi, l'art qui se partage le plus et qui le permet en jouant de l'émotion. Et la musique, contrairement à d'autres formes, permet «l'amateurisme». Il y a un plaisir de chanter et d ' écouter les autres chanter, malgré les fragilités des voix. Ces fragilités participent même souvent de l'émotion. La musique était donc l'outil idéal pour aller de l'intérieur de la prison vers l'extérieur, mais aussi l'outil qui permettait de pouvoir atteindre un niveau de qualité exigeant, ce qui était très important pour moi. Je pensais, et je le pense toujours, que lorsque l'on veut travailler avec des détenus, ou avec n'importe quel autre public exclu, il faut le faire avec la même exigence, la même ambition professionnelle et artistique que pour n'importe quel autre projet. Il s'agissait avec les détenus d 'aller au meilleur possible, d 'offrir le plus beau concert que l'on puisse donner dans le temps qui nous était imparti. Et il était important pour moi d 'aller jusqu'au point ou les participants seraient eux-mêmes fiers de leur travail.

Le film qui a résulté de ce concert a été un accident. J'avais besoin que l'on filme ce
qui se passait à l'extérieur de la prison pour pouvoir rapporter des images aux détenus après le concert, pour leur montrer ce qui s'était passé avec le public. Quitte à filmer, nous nous étions dit, avec les organisateurs de l'association, que l'on pouvait aussi prendre quelques images témoins, pour garder une trace de cet événement qui ne pourrait plus jamais être reproduit. Je ne pouvais pas être avec les chefs opérateurs pendant le tournage car je devais m'occuper du concert en lui-même, j'ai donc découvert leur travail a posteriori. Et leurs images m'ont profondément ému. Un film s'est mis à exister. Et il a permis de continuer à transmettre à de nouveaux publics le travail des détenus.

 

Alain Brossat: Ta réponse me conforte dans mon impression première, qu'il y a, tout simplement, une grande beauté dans cette entreprise (en voyant le film j'ai été, littéralement, ému aux larmes), mais en même temps, elle me déconcerte: pas un mot sur l'Administration pénitentiaire ! Elle est pourtant forcément un acteur, et souvent un acteur lourd en ce genre d'occasion... Peux-tu revenir sur ce point, rappeler ce que tu as eu à négocier, dans quel climat les choses se sont passées avec ce redoutable interlocuteur ?

Pour comprendre la facilité (relative) avec laquelle j'ai pu mener ce projet, mais aussi le deuxième film que j'ai réalisé à la maison d 'arrêt, il est important de revenir sur la façon même dont je travaille les sujets de mes films. Je fais toujours des films politiques, mais d 'une manière très différente de la majorité des auteurs du cinéma engagé ou militant. Je n'ai jamais cherché à énoncer de manière frontale du discours ou de la critique, mais plutôt à formuler des questions (auxquelles je laisse le soin au spectateur de répondre par lui-même, s' il en a envie). Très grossièrement, « pourquoi la prison ? » plutôt que « la prison, ce n'est pas bien ». (Il ne s'agit absolument pas, évidemment, d'opposer ces deux manières d 'aborder des sujets au contraire, elles sont complémentaires.) Du coup, je me place, en tant que réalisateur, dans une position non agressive, qui cache sa fermeté politique au cœur d'une certaine douceur poétique.

Ainsi, ce projet en lui-même joue au premier niveau d'un certain humanisme et interroge la prison sans jamais émettre de critique directe. Présenté comme cela à l'Administration pénitentiaire, il ne peut y avoir trop d 'opposition sur le fond même du projet.

Cela dit, en présentant le projet, j'étais persuadé que l'on n'aurait pour réponse qu'un « non » définitif de l'administration. L'idée même de pouvoir faire venir plusieurs centaines de personnes au pied d'un mur de la prison me paraissait inacceptable pour eux, au moins du point de vue de la sécurité. Mais contre toute attente, en cinq minutes, nous recevions un «oui». Nous avons en fait bénéficié de plusieurs facteurs déterminants. La responsable de la culture du SPIP (service de probation et d’insertion) pour la maison d 'arrêt était une femme extraordinaire, et d 'une énergie impressionnante; et sa directrice du SPIP régional était elle-même une femme de caractère exceptionnel et croyait fermement à l'importance de ce type de projet. Ensuite, nous arrivions à un moment de baisse des budgets, et notre arrivée permettait d 'offrir des ateliers aux détenus. Dernièrement, l'administration pénitentiaire est friande de ce type de projets, qui lui donnent une « bonne image » - «Regardez, nous pouvons aussi permettre que ce type de performance se produise.»

Et donc, pour ce projet, tout a été très simple. Très étrangement simple. Pour le deuxième film, cela a été plus compliqué car j'avais décidé de filmer les visages des détenus. Et j'ai mis un point d'honneur à ce que ce ne soit pas négociable (sans cet accord, il ne pouvait y avoir de film). Et c'est grâce à la directrice du SPIP de la région que nous avons pu de nouveau faire ce film, tel que je voulais qu' il soit.

Après, ce qu'est en tant que telle l'administration pénitentiaire est indescriptible en quelques lignes. C'est éminemment kafkaïen. Mais j'ai quand même découvert que parmi les forces à l’œuvre au sein du pénitentiaire, il n'y avait pas que celles répressives et droitières, mais aussi des forces progressives. Je suis sorti de ces deux expériences admiratif de certains fonctionnaires (du côté du SPIP, mais aussi des surveillants et gradés) qui continuent inlassablement à refuser le système pénitentiaire tel qu'il est, alors même que rien ne change jamais en bien! Sans eux tous, je n'aurais jamais pu aboutir ces deux projets.

C'est évidemment paradoxal pour un cinéaste qui se prétend cinéaste politique. Je suis allé faire des films en prison car je la refuse, mais je n'ai pu le faire qu'en m'appuyant sur ceux qui participent à son fonctionnement! (On ne pourra jamais faire de films à l' intérieur de la prison sans l'appui de l'Administration pénitentiaire ... ) Il m'était nécessaire de rentrer pour travailler avec les détenus. C'est ce temps avec eux, et notre travail commun, qui étaient le moteur de ces projets. Pour cela, je pouvais accepter à la fois de servir de caution culturelle à la machine pénitentiaire et accepter de subir les contraintes (toujours aléatoires et parfois difficiles à accepter) que m' imposaient au quotidien les différentes et multiples instances de décision qui gouvernent la vie en prison et qui avaient voix au chapitre sur la faisabilité de mes projets.

 

Alain Brossat: Qu'est-ce que cela fait à un détenu de se trouver saisi par un dispositif comme celui qui a été mis en place ici ? As-tu eu l'occasion d'en parler avec eux ? Peux-tu, au passage, définir, dans les très grandes lignes, le profil, pénal entre autres, de ceux qui s'y sont trouvés embarqués qui s'y sont eux-mêmes embarqués?

Il manquait peut- être une indication dans la réponse précédente. Je pense que j'ai vécu une situation à Orléans relativement exceptionnelle en ce qui concerne l'encadrement de la maison d 'arrêt. Je pense que ces projets n'auraient eu que peu de chances de se réaliser ailleurs ... (J'ai eu des retours d'amis qui ont travaillé - ou essayé de la faire – dans d'autres prisons et cela a été pour eux beaucoup plus compliqué que pour moi.) Je pense qu'il y a deux éléments importants pour comprendre ce qui s'est joué avec les détenus lors de ces projets.

Le premier est le rapport que j'ai établi avec eux dès les premiers jours. Il ne s'agissait pas de participer à des ateliers socioculturels habituels, qui n'ont souvent pas d'autre finalité que l'atelier lui-même, mais de collaborer à des projets « professionnels ». Je les ai invités à me suivre comme des collaborateurs. Il y avait donc beaucoup d'exigences de ma part, les mêmes que celles que je peux avoir avec mes collaborateurs sur d'autres projets. Je pense que cette exigence a été déterminante car ceux qui m'ont suivi se sont réellement impliqués. Le deuxième point important est que je les ai invités à participer à des projets menés pour « le public ». La finalité n'était pas de réussir à faire un concert ou un film, mais de les adresser à un auditoire inconnu. Ils n'ont pas compris ce que cela signifiait tout de suite, mais sur les deux projets, il y a eu un moment de déclic où ils ont réalisé que l'on ne «jouait pas pour nous», que leur travail allait vraiment être donné en partage avec des inconnus. Ils se sont alors questionnés sur leur responsabilité artistique, mais aussi politique : « que transmettre ? », « comment ? », « comment se présenter ? », et aussi « pourquoi ? » Ces moments ont été des moments incroyables d'intelligence. Par exemple, sur le concert, cette prise de conscience a eu lieu lors d'une discussion sur le choix des musiques. Les premières discussions portaient sur leur envie de « dénoncer » la prison, à travers des chansons contestataires de rap ou de rock. Mais tout a changé sur l'intervention d'un des détenus, qui a fait la remarque que dans ce public qui viendrait au pied d'un mur de la prison, il y aurait sa femme. Et que pour elle, qui connaissait tout des conditions de détention, il voudrait chanter une chanson d'amour. Ensuite, collectivement, ils ont considéré que tous, dans le public, pouvaient  être cette femme. Que le public savait en venant au pied de la prison ce qui se jouait dedans, et que eux, ce qu'ils voulaient alors offrir, c'était de l’émotion, quelque chose qui relève du beau. Et à partir de cet atelier, leur investissement dans le projet a radicalement changé. Ils se sont investis au-delà de ce que je pouvais imaginer.

Pour Le jour a vaincu la nuit, la prise de conscience de ce public à venir a aussi été essentielle. Nous avons alors beaucoup discuté sur le contenu même du film- comment parler de la prison ? -, mais surtout, ils ont tous décidé pour eux-mêmes qu'ils voulaient se présenter aux autres de la manière la plus « noble » possible. Ils voulaient avoir des textes « bien » écrits, ils voulaient apprendre à les jouer comme de « vrais » comédiens, ils voulaient offrir à ces inconnus la meilleure image d'eux-mêmes. Au-delà, tout est finalement devenu concret pour eux a posteriori. Aux lendemains du concert ou après les premières diffusions du film. Il y a eu alors une nouvelle prise de conscience de ce « public ». Il n'en était pas moins insaisissable, mais il existait. Ces deux projets ont suscité des retours assez enthousiastes, et eux, à l'intérieur, ils les ont reçus comme des cadeaux. Cela les a rendu très fiers d’avoir réussi à transmettre ce qu'ils avaient voulu transmettre.

Ensuite, pour leur profil pénal, j'ai évidemment su au fur et à mesure de nos discussions les raisons de leurs incarcérations, mais je voulais créer comme un temps en dehors de la prison quand nous étions en atelier. Je n'ai donc jamais posé moi-même, directement, ce type de question. Au reste, je savais que nous étions dans une maison d'arrêt, donc que les participants avaient écopé soit de courtes peines, soit étaient en instance de jugement. Et aussi que seuls pouvaient participer aux ateliers ceux que l'Administration pénitentiaire jugeait capables d'y participer...

Par contre, nous avons beaucoup parlé des conditions d 'incarcération en elles-mêmes, du sens de la peine, d'où ils venaient et des raisons pour lesquelles ils s'étaient retrouvés là, etc. Et ils sont tous très lucides sur ces questions.

 

Alain Brossat: Une dernière question peut-être : l'Administration pénitentiaire est en effet très portée en ce moment sur les «activités culturelles» dans les établissements, car elle y voit un dérivatif à l’ennui. C'est, pour elle, de l'« occupationnel » qui ne lui coûte pas cher, puisque beaucoup des intervenants extérieurs qui y sont impliqués sont bénévoles. Or, l'approche du dispositif que tu as imaginé est toute différente. Tu y vois une façon pour les détenus qui s'y trouvent engages de retrouver l'estime de soi, c'est un travail sur les subjectivités, qui engage les sujets eux-mêmes. Pourrais-tu revenir sur ce motif et indiquer, pour conclure, si tu envisages de travailler à nouveau dans un cadre pénitentiaire?

Je n'ai commencé aucun de ces projets en pensant à ce qui pourrait se jouer pour les détenus... J'avais simplement le besoin de questionner les spectateurs sur la prison et l'enfermement carcéral, de le faire en les confrontant de front avec ceux qui leur ont habituellement cachés. Je voulais montrer que ces détenus anonymes et exclus de la société étaient avant tout des femmes et des hommes tels que nous. Si on les voit comme n'importe qui, et non plus comme des « criminels » qu'il s'agirait de punir ou, en toute bonne conscience, de rééduquer ou de « réparer », des questions peuvent surgir différemment qu'avec un documentaire classique, un texte ou un article sur le même sujet. Il m'était par exemple très important dans Le jour a vaincu la nuit, que la prison ne soit découverte qu'en fin de film. Pour que le spectateur ne soit pas dans un regard de bonne conscience (« Oh, les pauvres prisonniers qui ont écrit de jolis textes ! »), et pour qu'il s'interroge, rétroactivement, sur ce qu' il a vu à la lumière de la prison. D'une certaine façon, je voulais décloisonner la manière dont nous abordons la prison, dont nous regardons les détenus. Je voulais que la critique se formule depuis ceux qui sont dedans, et non pas depuis notre place extérieure.

Quand j'ai commencé ces deux projets, je ne m'étais donné aucun objectif avec les détenus, autre que celui de réussir notre travail. Je n'avais aucune idée de ce qui pourrait se jouer pour eux, ni pour moi d'ailleurs, lors de ce travail. C'étaient mes premières expériences de ce type - je n'ai jusque-là réalisé que des films d'archives ou des fictions, je ne m'étais jamais confronté ainsi au réel par ma pratique artistique. De plus, au vu du peu que je connaissais des détenus et de la prison par mes rares expériences précédentes, si je savais une chose, c'était qu'il me fallait y venir sans aucune idée préconçue et sans aucune prétention d'apporter quoi que ce soit aux prisonniers.

C'est lors du travail concret pour faire le concert, puis le film avec les détenus, que je découvrais que quelque chose, à l'intérieur de nous tous, se déplaçait. C'est impossible de savoir ce qui s'est joué précisément pour chacun des détenus, mais j'ai entendu leur satisfaction d 'avoir réussi ce que j'attendais d'eux, de ne pas avoir déçu la confiance que j'ai placée en eux, du contentement d'avoir pu se présenter tel qu'ils le voulaient, de la fierté que le concert et le film touchent des spectateurs, etc.

Et eux m'ont beaucoup apporté, personnellement et artistiquement. J'ai toujours pensé, même en tant que réalisateur qui revendique de faire des films politiques, que les films ne servaient concrètement à rien car aucun film ne peut changer le réel. (Cela ne veut pas dire que le cinéma est inutile...) Ils m'ont appris que si le cinéma peut être politique, peut changer les choses, c'est dans le processus concret de sa réalisation. Alors que je faisais ces projets pensant que leurs « buts » politiques étaient dans les questionnements que j'adressais aux spectateurs,

S'il y a eu geste réellement politique c'est dans ce qui s'est joué dans notre groupe lui-même et qui ne peut être transmis aux spectateurs. Ces deux expériences m'ont tellement transformé que j'ai eu envie de rester à la maison d'arrêt, d'y revenir rapidement. J'ai l'envie d'un projet qui mette sur la même scène détenus et gardiens, mais qui les présente aux spectateurs en dehors de ces distinctions, qui fasse fi de cette frontière. Alors que j'aurais pu proposer un tel projet assez rapidement, je n'ai pas voulu le faire, pour éviter justement de savoir déjà ce qui pourrait s'y jouer. J'avais besoin de prendre le temps d'oublier et de revenir de nouveau face aux détenus sans espérer leur apporter quoi que ce soit d'autre que le projet à fabriquer.

 

Alain Brossat
Le journal de Culture & Démocratie, N°34
mai 2014